17.
Le choix
Colin, je t’écris d’une main fébrile. J’ai appris il y a une heure à peine que Nuala allait être conduite au bûcher, à Barra Head. Je comprends que ses diableries l’aient enfin rattrapée, mais la sentence ! Comme le père Benedict l’avait dit lui-même : il revient à Dieu seul de juger ce qui est bien et ce qui est mal, pas à l’homme. Est-il trop tard pour sauver son âme ?
La folie me guette depuis que j’ai reçu la nouvelle – que je n’étais sans doute pas censé apprendre. Et qu’arrivera-t-il à son enfant ? Je t’en supplie, dépêche quelqu’un à Barra Head pour t’en enquérir. J’ignore le nom de l’enfant, et je n’ai aucun moyen de savoir si elle vit ou non. Je t’en prie, pour l’amour de moi, fais ton possible.
J’attendrai la prochaine malle-poste la peur au ventre.
Simon Tor, à Colin, octobre 1771
* * *
Une proie. Une faim dévorante s’est soudain emparée de moi. C’était l’appel du sang, le besoin sauvage de tuer ou d’être tué, de chasser ou d’être chassé. J’étais un prédateur – un tueur efficace, prédestiné – et je me pourléchais les babines à l’idée de plonger mes crocs dans de la chair fraîche. Le fumet me semblait presque familier, une odeur merveilleuse, entêtante, que je me devais de suivre à tout prix.
Sans attendre mon père, je me suis élancée vers la proie. Ma proie. Le fumet imprégnait ces bois, ici sur un tronc d’arbre, là sur des feuilles mortes, là encore sur un buisson de houx. Parfois, la piste revenait sur elle-même et je tournais autour des arbres, frustrée, jusqu’à ce que je flaire une piste un peu plus récente, un peu plus fraîche. Et je repartais de plus belle, glissant sans bruit tel un spectre dans les ténèbres, ignorant des centaines d’autres parfums ; arbre, humus, moisissure, oiseau, insecte, lapin. Je restais concentrée sur une seule odeur, celle qui m’hypnotisait, qui me faisait monter l’eau à la bouche.
J’avais à peine conscience de l’autre loup, le mâle noir et argent qui trottait derrière moi. Je n’entendais plus son souffle et ses pas étaient silencieux.
J’ai soudain viré à droite : le fumet était tout près, plus fort que jamais. J’ai failli hurler d’excitation. Bientôt. À moi. Puis je me suis figée. Chaque inspiration m’apportait la promesse d’une victoire glorieuse sur un être plus faible. J’étais au-delà de la faim, au-delà du désir, au-delà du besoin. Je salivais. Mes yeux perçants scrutaient les sous-bois lorsque l’autre loup s’est arrêté près de moi. Arbre après arbre, buisson après buisson… Elle était tout près, à ma portée.
Là ! Là, à dix mètres. Ma cible mouvante, mon objectif, mon destin. Elle s’éloignait de moi en laissant une piste facile à suivre. J’ai souri. D’instinct, je me suis ramassée sur moi-même avant de bondir. La distance qui nous séparait se réduisait rapidement. Ma faim était intense, palpable – besoin impérieux de faire rouler ma proie à mes pieds, de planter mes crocs dans sa chair, de goûter son sang chaud et salé. Dans un gémissement d’impatience, j’ai redoublé l’allure.
Encore un bond, et je serais sur elle. Mon poids la clouerait au sol : elle serait effrayée, perdue. Je lui mordrais la gorge jusqu’à la fin… La proie s’est retournée et m’a vue fondre sur elle. Elle a détalé aussitôt, courant en zigzag, plongeant sous des branches basses, fonçant dans les broussailles aussi bruyamment qu’un arbre tombant au sol.
Je l’ai prise en chasse. À présent, l’odeur de mon gibier portait des relents de peur.
J’étais contente qu’il prolonge la poursuite – il ne fallait pas que la chasse soit trop facile. Je devinais que l’autre loup, toujours sur mes talons, s’amusait autant que moi. Ses mouvements avaient l’aisance de l’habitude : il avait déjà couru dans ces bois. Déjà chassé. Déjà tué.
Un éclair de lumière bleue étincelante a jailli d’entre les arbres et a manqué de peu ma tête. Lorsqu’il a frappé un pin près de moi, un parfum d’écorce brûlée et de sève sucrée a envahi ma truffe. Une autre boule luminescente a fusé vers moi et je l’ai esquivée, presque agacée. Tapie contre le sol, j’ai poursuivi mon approche, plus déterminée que jamais.
L’autre loup s’est écarté de moi ; j’ai compris qu’il allait prendre notre gibier à revers. Ensemble, nous l’acculerions et là, moi et moi seule fondrais sur lui. Le butin n’appartiendrait qu’à moi.
Il ne nous a fallu qu’une minute pour y parvenir : le gibier était pris au piège, bloqué par des rochers. Il s’est aplati contre la paroi comme si cela pouvait l’aider. L’autre loup a fait mine de s’approcher, mais j’ai grondé pour qu’il reste en arrière. Cette vie était à moi. Je l’entendais haleter, hoqueter pour apporter de l’air à ses poumons chétifs. Les remugles de sa peur m’ont fait froncer le museau. Son cœur palpitait dans sa mince poitrine et, en pensant au sang frais qu’il pompait, j’ai fait un pas en montrant les crocs.
Je n’avais jamais éprouvé désir si violent. Mes poils se sont dressés sur mon échine. Tapie au sol, j’ai commencé à ramper vers lui en laissant échapper un sourd grondement. Je ne le quittais pas du regard, prête à bondir à tout instant s’il tentait de s’enfuir. Ses pâles yeux verts, écarquillés par la peur, m’ont donné envie de sourire.
Combien de temps pourrais-je jouer avec lui avant qu’il meure ? Non, mieux valait le tuer vite et bien. Comme le faisaient les loups. Tout doucement, je me suis approchée, savourant déjà ma victoire. Rien n’est meilleur que le triomphe de la force sur la faiblesse. Rien au monde.
Soudain, un détail m’a frappée : mon gibier me regardait droit dans les yeux. Cela m’a intriguée. Les proies ne se comportent jamais ainsi. Elles tremblent, elles se cachent, elles pimentent le jeu. Mais en aucun cas elles ne défient leur bourreau. Lorsque je me suis approchée un peu plus, mon gibier n’a pas bronché. C’était exaspérant. J’ai retroussé les babines pour lui montrer mes crocs mortels, j’ai grogné du plus profond de ma poitrine en sachant que les vibrations le frapperaient de terreur. À chaque pas, j’étais un peu plus furieuse encore de voir tant d’arrogance.
Puis il a murmuré :
— Morgan ?
Je me suis figée. J’ai cligné des yeux. Ce son-là était très familier. Derrière moi, l’autre loup s’est raidi, puis il s’est avancé. J’ai tourné la tête un instant pour grogner une mise en garde : Reste où tu es. C’est ma proie.
— Morgan ?
Ma victime pantelait toujours, plaquée contre les rochers. Elle me regardait droit dans les yeux, alors que je voulais désespérément qu’elle se détourne. Dès qu’elle cesserait de me dévisager, je lui sauterais dessus pour l’égorger. Baisse les yeux, lui ai-je ordonné mentalement. Baisse les yeux. Joue ton rôle, comme je joue le mien.
Mon gibier s’obstinait à m’observer.
— Oh ! Morgan.
Il s’est écarté du mur pour se dresser devant moi. Si incroyable que cela puisse paraître, j’ai senti qu’il se détendait, qu’il apaisait ses peurs. Il a levé une patte et a ôté quelque chose de son cou. J’ai écarquillé les yeux un peu plus – il m’offrait sa gorge ! Je voyais sa peau pâle et lisse.
— À toi de choisir, Morgan, m’a-t-il défiée.
J’ai de nouveau cligné des yeux tandis que mon cerveau de loup tentait de comprendre la situation. Rien de tout cela n’était logique. Cette proie me parlait, elle prononçait mon nom. Mon nom ? Mon nom ! Je pensais n’être que moi. Pourtant, tel un filet d’eau qui finit par creuser la roche, une vérité s’est glissée jusqu’à moi. J’avais un nom. Morgan. Morgan ?
Par la Déesse ! Je m’appelle Morgan ! Je suis une fille, pas un loup ! Juste une fille !
Et ma proie, c’était Hunter ! Alors que je l’aimais plus que tout au monde, à cet instant une seule idée m’obsédait : le tuer et m’abreuver de son sang.
Qu’est-ce qui se passe ?
— À toi de choisir, Morgan, a répété Hunter.
À moi de choisir. Pourquoi ? Je l’avais traqué, j’avais le droit de le tuer. Pouvais-je choisir de ne pas le tuer ? Je me suis assise brusquement.
À moi de choisir. Quel serait mon choix ? Tuer ou ne pas tuer ? Par la Déesse, devais-je choisir entre le bien et le mal ? Le pouvoir et la culpabilité ? La lumière et les ténèbres ? Cela signifiait-il donc que je ne pouvais pas tuer cette proie ? Je le voulais, je le voulais tant, il le fallait, j’en avais besoin…
Derrière moi, l’autre loup a grondé : Fais quelque chose. Tue-le, ou je m’en charge.
Déesse, Déesse, aide-moi, par pitié, aide-moi ! Je choisis le bien, ai-je songé en gémissant presque de regret à l’idée du sang que je ne verserais pas, de la vie que je ne pouvais prendre. J’ai relevé la tête vers le ciel et j’ai hurlé, un hurlement étranglé de douleur et de désir frustré.
Dès que j’ai pensé : « Je choisis le bien », ma nature exaltante de loup a commencé à se retirer, telle la mer délaissant la côte à marée basse. Un autre terrible regret : j’aurais voulu rester louve pour toujours. Comme il était réducteur de redevenir une simple lycéenne, un être humain pathétique ! Comme c’était pitoyable, humiliant ! J’ai posé le museau sur mes pattes avant, secouée par un horrible besoin de pleurer sans pouvoir m’y laisser aller : les loups ne pleuraient pas.
L’autre loup – Ciaran, me suis-je rappelé – s’est élancé en poussant un grognement furieux. Hunter s’est plaqué contre les rochers et j’ai bondi sur mes pattes en pensant : « Non ! Non ! Non ! » J’ai pensé au nom véritable de Ciaran, et ce dernier est tombé au milieu de son saut, comme une pierre. Il s’est tourné vers moi, ses yeux de loup ronds de stupéfaction, d’admiration et même de peur. Non, ai-je songé. Tu n’auras pas Hunter.
Tout s’est enchaîné très vite. J’ai commencé à redevenir humaine – processus si douloureux que j’ai poussé un cri. Ciaran, toujours dans sa peau de loup, a disparu dans les ombres du bois comme s’il n’avait jamais existé. Au même instant, Eoife et des dizaines d’autres sorciers ont surgi dans la clairière en entonnant des incantations et en tissant des sortilèges dans toutes les directions.
— Il est parti par là ! leur a indiqué Hunter.
Moi, roulée en boule sur le sol, plus louve qu’humaine, j’essayais de ne pas vomir. Je savais qu’ils ne rattraperaient jamais Ciaran, que mon père s’était déjà enfui. J’aurais voulu partir moi aussi, loin d’eux, tant le poids de leur magye anti-Woodbane me rendait malade.
J’ai vaguement senti que Hunter m’enveloppait dans un linge chaud et me soulevait, puis j’ai perdu connaissance, sombrant dans un néant délicieux où il n’y avait ni souffrance ni conscience.
* * *
Lorsque je me suis réveillée – combien d’heures plus tard ? –, j’étais allongée, la tête sur les genoux de Hunter, couverte de son manteau. Les yeux entrouverts, j’ai murmuré de nouveau :
— Je choisis le bien.
— Je sais, mon amour, a-t-il chuchoté.
Après avoir connu la force et la beauté glorieuses des loups, j’ai eu l’impression d’être un ver de terre pâle et faible en voyant mes pieds nus et gelés qui dépassaient de son vêtement. Je me suis mise à pleurer, en me répétant sans arrêt : Je choisis le bien, je choisis le bien, au cas où cela n’aurait pas suffi la première fois. Hunter me serrait tendrement en caressant ma peau glabre d’humaine. Il a soufflé des sorts de guérison, d’apaisement, qui m’ont aidée à vaincre la nausée, la douleur et la peur. Mais pas les regrets. L’angoisse. La perte.